Réserve


Nous nous sommes d’abord aperçus de loin.
Je me suis approchée. Je me suis assise.
Lui avait le dos appuyé contre le mur en face.

 

Il n’est pas très grand. Mais d’une sacrée carrure.
Habillé sobrement. Tout en camaïeu de bleus.
Les traits d’une grande finesse. Et de l’allure.

 

Il semble un peu transparent.
Et pourtant si intensément présent.
L’humilité d’un sommet enneigé.
Une pudeur japonisante. Et le farfelu de l’ange déchu.
Son univers intérieur aussi vaste qu’une planète
Dont je n’apercevrais encore qu’un horizon.

 

Au premier abord, j’ai cru qu’il manquait quelque chose à son être.
Et c’est dans ce manque que je l’ai trouvé si beau et si touchant.
Dans ce blanc que nous nous sommes reconnus.
Que nous nous sommes un peu perdus,
Pour mieux nous rencontrer.

 

Il a l’air d’une créature un peu inachevée.
Non pas qu’il soit sauvage. C’est plus subtil.
Une invitation.
J’ai vite compris qu’il est plus achevé que quiconque:
Il m’a offert la liberté d’entrer,
Sans me supplier de le combler.
Il existait. J’existais.

 

Au début, je l’ai cru sur la réserve.
Et pourtant il est si volubile
Qu’il déborde de son cadre immobile.
Nous sommes restés tranquilles
Sagement l’un en face de l’autre.

 

Je lui ai dit:
« Apprivoisons-nous longtemps.
Et que de notre longtemps,
Le monde entier ralentisse dans nos corps. »

Il m’a dit:
« Apprivoisons-nous en silence.
Et que de notre silence,
Le monde se mire avec tendresse dans nos yeux. »

Je lui ai dit:
« Laissons le manque.
Tu es: espace libre. »

Il m’a dit:
« Espace libre: comme toi.
Ose être toi-même.
Tu ne te tromperas pas.
Là est le calme suprême. »

 

 

 

Il s’appelle « Montagnes ».
Il a été peint en 1904 par Augusto Giacometti.

 

Entrons les espaces libres.
Existons.

 

 

 

 

Augusto Giacometti, « Berge », huile sur toile, 1904 © Kunstmuseum Basel (photographie: Martin P. Bühler)

Ce tableau fait partie de l’exposition « Schweizer Berge » à visiter actuellement au Kunstmuseum Basel.

Réserve est un mot d’une grande richesse sémantique. Je vous invite à l’occasion de ce texte à la (re)découvrir: Larousse.