J’égalise


Mon père ne met pas de beurre sous la confiture de ses tartines du matin. Ma mère fait chauffer quelques secondes au micro-onde son pot de yoghourt. Parfois, elle mange du saucisson. Mon frère a la tête complètement hébétée dans son bol de céréales. Ou parfois son reste de pâtes de la veille. Ma sœur… eh bien, où est-elle? Je crois qu’elle ne déjeune pas. Et moi, je mange la confiture à la petite cuillère directement dans le pot. Pourquoi l’étaler sur du pain? C’est délicieux tout seul.

 

ConfitureJ’égalise le niveau du pot, comme dit mon père lorsqu’il se fait gronder pour avoir été trop généreux avec la dose au goût de ma mère. L’égalisation est bien évidemment sans fin, la cuillère creusant à chaque coup un nouveau trou à rattraper. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de l’opération. En particulier si la confiture est liquide. Ma mère râlera d’autant plus dans ce cas de figure, mais l’argument imparable de l’égalisation sera pareillement avancé et nous fera sourire encore plus grand, nous les enfants, qui prenons forcément toujours le parti de notre père, le parti du gourmand, le parti de l’opposition à l’envahissement maternel.

 

Avant, c’était la grand-mère paternelle qui fournissait annuellement le stock familial de confiture. L’ouverture d’un nouveau pot donnait lieu à une égalisation collective. Il s’agissait d’évaluer la qualité des saveurs et de la consistance de l’œuvre, commenter et enfin annoncer un verdict en vue de la production de l’année suivante: recette à refaire, ou non.

Lorsque la grand-mère a arrêté la production, ma mère a repris le flambeau, la confiture étant chez nous considérée comme appartenant aux denrées sacrées qu’on ne peut laisser à une industrie autre que familiale. Elle a abandonné la couche de paraffine de la génération précédente et s’est lancée dans l’innovation en expérimentant des associations de goûts inattendues, dont les critiques se sont avérées délicates, pas à cause de l’inattendu, mais de la mère.

 

Et puis il y a quelques années, mon père s’est fait offrir par ses collègues un réfractomètre. Ledit instrument sert à mesurer le taux de sucre d’un fruit. Grâce à l’indice Brix calculé avec l’appareil, la quantité de sucre à ajouter aux fruits pour cuire la confiture est scientifique. Ainsi, mon père a pu se lancer, efficacement équipé, dans la confection de l’élément indispensable à son déjeuner, décidant pour lui-même des arômes et des quantités. L’autonomie retrouvée, donc.

Devenu en peu de temps docteur ès confiture et désormais seul maître de la production familiale, n’ayant aucunement besoin, contrairement aux confiturières matriarcales, d’une évaluation gustative, sous-entendu d’une approbation élogieuse, la tradition des commentaires pot par pot est en train de s’évanouir.

En revanche, la tradition de l’égalisation perdure, s’étendant même à tout mets contenu dans un pot, voire un bol, une boîte… Bref, toute occasion d’abuser de sucre pour entendre ma mère dire «T’exagères, quand même…» et le coupable éternellement volontaire de répondre imperturbablement  «J’égalise.», les trois enfants pouffant toujours autant à la scène répétée des centaines de fois.

 

Ce texte a été écrit lors des six jours d’atelier avec les écrivains Antoine Jaccoud et Eugène dans le cadre du Prix Atelier Studer Ganz 2015. Il a été lu à la Maison de Rousseau et de la Littérature à Genève le 25 novembre de la même année.