Deuxième ciel


[D’Aya]

 

Feux d'artifice à La-Tour-de-Peilz le 31 juillet 2017

« Ethan, je ne t’ai pas encore raconté les feux d’artifice du premier août sur le Léman. Imagine le lac sombre et tranquille, entouré de ses hautes montagnes qui se découpent en noir bien plus noir que le ciel. Les petites lumières de la vie humaine scintillent sur les flancs des montagnes, concentrées à leurs pieds, en révérence à leur majesté.

 

D’ici, les étoiles ne bougent plus.

 

Soudain, les premières explosions résonnent et les gigantesques pluies de lumières de toutes les couleurs se déploient en sphère juste au-dessus de nous. Nous sommes si près que nous avons l’impression que les gerbes de feu vont nous tomber dessus. Les adultes cessent de parler, les enfants de crier. Les eaux prennent toutes sortes de reflets chatoyants, accentués par les vaguelettes qui deviennent autant de facettes. Certains feux laissent des paillettes d’or longtemps dans le ciel, qui retombent en grands drapés. Ce sont mes préférés.

 

Peu à peu, le nuage de fumée formé par le lancement des fusées se développe vers les étoiles, enveloppant déjà entièrement les barges de tir. Ce nuage colossal forme comme un deuxième ciel dans le ciel, plus vrai que le vrai tout là-haut car plus près. Les feux qui continuent d’éclater illuminent cette nouvelle blancheur dans le reste du noir de la nuit. On croit voir des nébuleuses, telles que nous les montrent les images envoyées par les télescopes spatiaux, ces pépinières d’étoiles invisibles à nos yeux et dont nous sommes pourtant faits. L’artifice est parfait.

 

D’ici, c’est une cosmogonie à notre échelle, rendue visible pour un soir.

 

Dans d’autres villes sur les rives en face de nous, ou bien un peu plus loin de notre côté, les artificiers sont aussi à pied d’œuvre : on voit tout autour des feux en miniature, en écho à notre grandiose feu à nous. On applaudit seulement le nôtre, à regret d’ailleurs, espérant toujours que c’était une pause et qu’une nouvelle fusée s’apprête à décoller avec sa traînée discrète vers le firmament.

 

J’aime suivre la lueur de chaque fusée s’élever dans les cieux juste avant l’explosion. Ces quelques secondes pendant lesquelles on est déjà certain du bonheur à venir, pendant lesquelles on est curieux de la forme qu’il va prendre. Comme la promesse d’une nuit d’amour : on se délecte du désir qui monte et emplit petit à petit tout l’espace, on se réjouit déjà de découvrir la couleur des baisers et l’intensité lumineuse de l’étreinte.

 

D’ici, c’est la chambre des amants cosmiques.

 

Le vacarme des déflagrations dans le silence, les éclats de couleurs dans le noir, tout en relief et en contraste, cela m’émeut toujours autant, même si je ne suis plus une enfant. Sensation rare de vivre la beauté. Vivre.

 

D’autant plus ici, parce que c’est tous les jours chez moi.

 

D’autant plus ici, parce que je peux me souvenir ailleurs, dans le lointain de l’espace-temps, des feux du quatorze juillet de mon enfance, qu’on descendait voir à pied au plan d’eau du village, une petite trotte depuis notre colline haut perchée. Ces feux qui créaient chez moi une persistance rétinienne, une rémanence tellement puissante, que je voyais à la remontée de la colline des étincelles partout dans les champs et les forêts, demandant chaque minute à mes parents s’il n’y avait pas d’autres feux à aller voir par là-bas, et encore par là-bas, jusqu’à l’arrivée dans mon lit où les derniers scintillements mouraient avec mes paupières qui se fermaient. »