T’es désœuvré?


C’est un dimanche, une fin d’après-midi, peu importe la saison. Le soleil caresse les fenêtres.

 

Je suis affalée sur le canapé, de tout mon long couchée sur le ventre, regardant la télé d’un seul œil. Mon frère est assis par terre, les jambes sous la table basse, s’amusant à étendre ses orteils en éventail, puis à les contracter tout serrés. Mon père relit pour la millième fois un album d’Astérix et Obélix, nous racontant à voix haute la case qui vient de le refaire éclater de rire pour la millième fois.

Ma sœur s’est lancée, quant à elle, dans une entreprise élaborée de peinture d’ongles créative et nous montre ses œuvres au fur et à mesure qu’elle les passe au dissolvant pour entamer la version suivante. On peut dire qu’elle, elle est vraiment occupée. Nous, nous sommes désœuvrés. Comme vient le faire remarquer ma mère en passant la tête dans l’embrasure de la porte.
« Et alors, vous n’avez plus rien à faire? »
Elle revient avec un tas de linge propre à plier pour moi et une passoire de haricots verts à équeuter pour mon père. Une fois les missions accomplies, nous retournons à nos positions d’ennui actif.

« Toujours désœuvrés? »
Nous levons tous le menton, inquiets.
« Non, non, ça va bien, on vaque à nos occupations. »
Vaquer à ses occupations, c’est le sésame pour avoir la paix: ma mère ne réclame jamais de justification supplémentaire.

Quelques minutes passent. Je viens de remarquer la teinte orangée qu’un pan de mur a prise au soleil descendant, réchauffant le blanc ordinaire. Le froissement de la page que mon père vient de tourner en pouffant encore une fois effleure mes oreilles.
C’est alors que mon frère dégage ses jambes de sous la table basse et se met debout, pris d’un soudain regain d’énergie. Il sort sa caisse à bricolage électronique.
« Tu vas faire quoi? », lui demandé-je.
« J’ai eu une idée pour le circuit intégré que je suis en train de fabriquer. »
Mon père lève la tête de l’album: « Ah! C’est quoi? »
Les deux se mettent à discuter des options techniques pour implémenter la fonction que mon frère veut donner au circuit. C’est trop technique pour moi, je décroche.
Néanmoins, gagnée par la nouvelle dynamique, je m’assois sur le canapé. Un mot vient de me frapper en pleine tête: éloge. Le fil de la pensée se déroule à partir de ce mot, s’épaissit, assemble d’autres écheveaux de mots… Oui, c’est bien ça… Je vais écrire un éloge du désœuvrement.

 

Le désœuvrement, c’est le luxe suprême de laisser vagabonder ses idées où elles ont envie d’aller. De laisser rebondir ses yeux sur les objets d’inattention habituelle et de les regarder autrement. De laisser l’esprit partir pécher de belles prises au bout du hameçon de la créativité pendant qu’on se la coule douce. D’accepter que parfois, ce sera de petites prises qu’il faudra remettre à l’eau pour les laisser grandir. Ou même que ça ne mordra pas du tout. Et ce ne sera pas grave.

 

Le désœuvrement, c’est le frisson de suspendre la vie quelques instants jusqu’à ce qu’elle ait envie de revenir toute seule.