La barquette


Cela fait une année complète que Ruedi Gygax est sur les traces de la Barquette de Jean Dupré. Toute une année à enquêter, mandaté par le bureau de l’art spolié de l’Office fédéral de la culture, sur les tribulations de ce chef-d’œuvre du seul représentant national de l’art fondamenteur. Toute une année à se demander si cette baignoire cabossée vaut la peine de dépenser tant d’argent et d’énergie. Mais bon, il a accepté le mandat.

Alors, la localisation de l’œuvre volée enfin établie avec certitude, c’est avec soulagement que Ruedi Gygax ouvre la porte de la remise. Si l’on peut appeler cet assemblage de planches inégales et vermoulues une porte. Le paysan l’a décadenassée avec réticence. Il doit être présent pour des raisons juridiques, comme Ruedi Gygax a tenté de le lui expliquer.

 

Dans un bric-à-brac de ferraille, de matériel agricole et de pruneaux mis à sécher, cachée par des fûts de fruits en pleine fermentation (Ruedi Gygax ne demande pas au paysan s’il a une concession de distillerie, il n’est pas là pour ça), la Barquette est bien là. Enfin, ce qu’il en reste. Rongée par l’humidité, griffée par les outils métalliques stockés en vrac à l’intérieur, ses cabosses originellement artificielles ont maintenant l’air tout à fait authentique. Sur le rebord, l’inscription gravée « EU boatpeople rescue » écarte toute hésitation sur l’authentification de l’œuvre.

Ruedi Gygax n’a pas besoin de demander au paysan comment la baignoire artistique a pu être confondue avec une baignoire domestique bonne pour le rebut. Il a identifié au cours de l’enquête les erreurs commises et les responsables à punir, à savoir l’équipe de convoyeurs (dont le conservateur adjoint) du Musée national suisse, qui a laissé sans surveillance la caisse sur mesure de l’œuvre dans l’entrepôt des réserves muséales, partagé pour cause de restriction budgétaire avec une entreprise de matériel et installation sanitaires.

Il sait déjà que le constat d’état qu’il va devoir établir pour répertorier un à un tous les dommages causés à l’œuvre, à destination de la restauratrice spécialisée en métal du musée, va lui prendre des heures. Chaque éclat d’émail, piqûre de rouille, griffure, coloration ou cabosse non-original devra être inventorié et simultanément reporté sur la grille, qui sera elle-même complétée par des photographies en annexe.

 

Et puis il faut organiser dès maintenant le convoiement de retour de l’œuvre. Ruedi Gygax fait refermer la porte de la remise au paysan et appose des scellés en plus du cadenas, toute mesure dérisoire mais encore dissuasive pour interdire à quiconque et en particulier au paysan de saccager plus l’œuvre désormais sauve. Quelques coups de fil pour faire venir immédiatement le camion du musée avec la nouvelle équipe (l’ancienne a été licenciée au complet, bien sûr) et une caisse non plus sur mesure mais de conservation d’urgence.

Ruedi Gygax doit attendre plusieurs heures l’arrivée du camion et il demande une chaise au paysan pour patienter à côté de la remise, les scellés bien en vue. Il réfléchit encore (une année entière ne lui a pas suffi) à l’interprétation à donner à la Barquette.

Doit-on s’arrêter à la dimension politique? Invoquer la Fontaine de Duchamp? Évoquer peut-être la dérision de ce recyclage militant à l’ère écolo et bien-pensante? Parler de démocratisation pour cette appropriation sauvage d’une œuvre d’art par les classes populaires? Désapprouver l’amélioration indéniable que ce recyclage populaire de recyclage artistique a apportée à une œuvre originellement trop lisse et univoque?

 

Ce texte a été écrit lors des six jours d’atelier avec les écrivains Antoine Jaccoud et Eugène dans le cadre du Prix Atelier Studer Ganz 2015. Il a été publié dans le numéro du journal littéraire Le Persil consacré au Prix.