Aux urgences


Mardi 18 avril
De notre envoyée spéciale Anne Montand

 

Aux HUV – Hôpitaux universitaires vaudois, un nouveau service est en test depuis 18 mois au sein du département des urgences: le service des urgences affectives. Si vous vous sentez au bout du rouleau, au fond du bac, le moral tout au fond de chaussettes si trouées que ce ne sont plus que des lambeaux difficiles à rapiécer: ce service a été conçu pour vous! Reportage sur place.

 

Fondé par le Docteur Vincent Muralto, spécialiste en psychiatrie et psychologie post-traumatiques, ce service est son grand œuvre depuis qu’il a été nommé à la direction des HUV. De retour en Suisse après de nombreuses années sur le terrain, sa nomination a fait grand bruit, il y a maintenant deux ans de cela. Vincent Muralto est une célébrité en Helvétie comme à l’étranger pour ses discours passionnés en faveur des victimes de grands traumatismes (conflits armés, migrations, catastrophes naturelles, etc.).

Depuis cinq ans, son combat pour la reconnaissance des victimes des traumatismes du quotidien, qui affectent la population mondiale au-delà de toutes les catégories sociales, a provoqué d’importantes manifestations de soutien de la part de la population, mais également des controverses dans les milieux politiques, détracteurs et défenseurs de Vincent Muralto s’affrontant souvent sur des aspects plus personnels que de santé publique. Sa nomination à la tête des HUV, suivie de près par l’annonce de son projet des urgences affectives, a néanmoins été saluée unanimement par les milieux de la santé et par les médias, calmant ainsi la polémique dite « des sinistrés du câlin ».

 

Feuillage lumineux

 

Dans la salle d’attente des urgences affectives, les couleurs sont de mise, à l’opposé du blanc cru habituel aux bâtiments hospitaliers: les murs arborent des camaïeux multicolores, étudiés pour réveiller la gaieté tout en douceur. Un fond musical, également conçu pour apaiser les pensées tourmentées, n’est pas sans rappeler l’ambiance d’un cours de yoga ou d’une retraite de méditation.

Dans les fauteuils, l’ambiance est tout autre. Les visages sont pâles et préoccupés, souvent tout froissés. Les yeux sont vagues, tristes, larmoyants, voire paniqués. Certains tentent de faire bonne figure, puisant dans leurs dernières ressources pour esquisser des sourires à leurs voisins d’infortune. Quelques uns ont en revanche de la peine à contenir leur agitation intérieure et laissent échapper des bribes de paroles, de sanglots, voire quelques gémissements étouffés. Bien sûr, les cas les plus incontrôlables, ceux qui ont été amenés en ambulance ou se sont effondrés en passant le seuil des urgences, sont isolés à leur arrivée pour ne pas aggraver la situation des autres patients.

 

Au guichet d’accueil, Sandra Pellisson, le regard enjoué et le sourire sincère, est en charge du tri des patients pour la nuit. Le service de nuit est le plus dur, mais elle est aguerrie. Elle nous explique qu’elle est là depuis l’inauguration du service et se charge de la formation du personnel à ce nouveau domaine des urgences, qu’il ne faut pas confondre avec les urgences psychiatriques. Ici, on ne traite ni les névroses, ni les pathologies, ni les urgences vitales: on s’occupe des cas de détresses affectives seulement. Sandra Pellisson insiste sur cette distinction, qui a été le véritable enjeu des débats lors de l’annonce du projet de Vincent Muralto. Les patients arrivent suite à des ruptures amoureuses, des décès, des crises de solitude, des déprimes saisonnières, des passages à vide dans la suractivité habituelle, des souvenirs d’abandon, des manques de tendresse, des nostalgies, des doutes passagers sur le sens de la vie, des découragements à ne pas entrer dans les cases prévues par la société… Bref, les chagrins de toutes sortes de la vie quotidienne et banale, que tout un chacun expérimente de temps en temps et qui peuvent devenir des crève-cœurs. Des chagrins que les patients des urgences n’arrivent plus à consoler tout seuls ou qu’ils ont trop honte d’exposer à leur entourage. Ou bien qu’ils n’ont pas d’entourage à qui exposer.

Il s’agit d’apporter à ces détresses les réponses adéquates, scrupuleusement adaptées à chaque cas de figure, et qui peuvent être extrêmement simples: tenir une main pendant quelques instants est parfois suffisant pour réconforter un cœur morose ou désemparé. Parmi les solutions mises en œuvre, un tournus au sein du personnel a été constitué pour se relayer aux câlins, reconnus scientifiquement (au-delà de toute polémique politique) pour procurer un apaisement immédiat et fonctionnant sur la majorité des patients. C’est le tournus des cocoleurs. Une autre partie de l’équipe, rassemblant les écouteurs, met ses oreilles à disposition pour les patients qui ont besoin de s’épancher par la parole. Les épauleurs sont, quant à eux, toujours prêts pour soulager les pleurs d’une épaule accueillante.

Les patients atteints de crise de solitude sont envoyés dans la salle polyvalente qui propose un panel d’activités de groupe, permettant de retisser le lien d’humanité qui s’était délité. Un dortoir attenant est aménagé, avec une équipe de conteurs qui se relaient pour raconter des histoires aux patients ayant perdu le sommeil de tristesse et de mal-être. Un assortiment de peluches et autres doudous, en plus de couvertures toutes douces, garnit chacun des lits. Quelques membres du personnel, les drôlassons, ont été recrutés pour leur sens de l’humour et s’occupent de raconter des histoires drôles, tentant de transformer des sanglots en éclats de rire, propices à un sommeil plus serein. Pour certains patients, c’est un déclic crucial. Les gloussements de rire leur rendent le brin d’autodérision qui leur permettra ensuite de recouvrer quelque optimisme.

 

Nous interrogeons Sandra Pellisson sur les patients qui l’ont émue. Elle répond de manière assez convenue en évoquant les cœurs brisés, dont une partie compose une petite cohorte de patients réguliers. Elle ne s’est toujours pas décidée entre les plaindre de malchance crasse en amour et les blâmer d’inconscience à retenter sans cesse leur chance. Nous posons la même question à Vincent Muralto, croisé lors de sa tournée du service: il a de son côté une tendresse particulière pour ceux qui étaient persuadés être des superhéros, mais ont finalement dû capituler, ainsi que pour ceux que tout le monde pensait des superhéros, mais ont toujours su ne pas en être.

Nous leur demandons à tous les deux ce qui les aide à tenir face à la misère affective des autres. « C’est surtout la vocation. La poésie aussi », affirme Vincent Muralto. « La gratitude des patients. Et l’expérience du métier, bien sûr », complète Sandra Pellisson. Qui avoue tout de même quelques moments de désespoir profond à la situation, rencontrée mille et mille fois, de tous ces patients conscients d’avoir gâché des choses extrêmement belles et qui se retrouvent pétris de regret et d’atterrement de ne pas avoir réussi à sauver cette beauté, saisis d’une incommensurable pitié pour eux-mêmes, pitié pour l’humanité tout entière et ses instincts de vampire. « Ce sera toujours comme ça. C’est humain. Alors méritons-nous tous la tendresse, sinon l’amour ? Je crois que oui », constate Sandra Pellisson d’un haussement d’épaules. Elle conclut par ces mots en hochant la tête d’un air entendu:

 

« Nous sommes tous des monstres. »