Au guichet des objets perdus


Avis de perte enregistré le 6 juin 2017 à 18h09 par l’agent de guichet Daniel Vassili. Déposition de Monsieur Jean-Pierre Archambaud, né le 18 septembre 1946, domicilié à Pully.

 

Monsieur, j’espère que je suis au bon guichet. Voilà. J’ai perdu quelque chose de très précieux. Je ne peux pas vous dire exactement où je l’ai perdu, ni quand, car je crois que cela s’est fait petit bout par petit bout. Comme les semelles de chaussures de marche qui s’effritent quand elles sont trop vieilles et qu’on sème sur le chemin, en espérant ne pas arriver pieds nus à la fin. Vous voyez? Bref.

Quel est mon objet perdu? Oh pardon! Oui voilà: j’ai perdu ma patience. Je le reconnais, ça n’a pas l’air si grave, la patience. C’est bien moins pire que de perdre la motivation, la curiosité, surtout la curiosité quand on devient vieux comme moi, ce serait très sérieux de la perdre, ça oui, une pente très glissante, le début de la fin… Ou de perdre l’appétit pour un gourmand, non, je m’imagine très bien que ce doit être terrible… Ou même de perdre le goût de la vie, bien sûr, ça, c’est un sort que je ne souhaite à personne…

Enfin. Revenons à mon affaire. Ma patience. C’est très embêtant de l’avoir perdue car, vous pensez bien, cela a de néfastes conséquences. Surtout sur mon entourage. Si ce n’était que moi, non, je pourrais m’en accommoder. Mais là, voyez-vous, comment faire avec mes petits-enfants qui courent partout dans la maison et dérangent toutes mes affaires en s’égosillant à en perdre haleine? Ah, je sais, je suis un peu maniaque, je m’en rends bien compte. Mais là, je n’arrive plus à me contrôler, je leur hurle dessus au bout de cinq secondes et évidemment, ils se mettent à pleurer jusqu’à ce que ma femme, leur grand-mère donc, si vous n’avez pas bien suivi, viennent les consoler en m’engueulant comme du poisson pourri. Elle a bien raison, soit dit en passant.

Et comment faire avec ma fille, la mère desdits petits-enfants, toujours pour que vous ne perdiez pas le fil, comment faire pour ne pas m’endormir simplement au téléphone quand elle radote ses tracas du boulot, de son mari (au passage, il est utile de signaler que mon gendre est un bon à rien), et même de ses amies? Non, franchement, je ne sais pas comment fait ma femme pour continuer à l’écouter avec autant de dévouement. C’est peut-être là une différence entre les pères et les mères, je ne saurais dire. Ou juste entre ma femme et moi. À vrai dire, j’ai la même réaction narcoleptique quand Jean, Edith, Pierre et Simone me racontent leurs histoires de famille, de voisinage ou d’EMS, donc, hum…

Ah, vous n’avez pas besoin d’autant de détails pour enregistrer l’avis de perte? Bon, bon, et bien que dire pour résumer? Voilà: sans ma patience, je deviens indifférent. Je manque d’empathie, plus aucune compassion, et cela me désole, vous pensez, un ancien médecin de famille comme moi, cela me désole de manière générale et au cas par cas, tout m’afflige. En particulier de me mettre en colère pour mon journal froissé par les petites menottes de Léo ou de m’exaspérer tout seul des miettes de biscuits en traînée derrière Maya qui se dandine à quatre pattes pour suivre son grand frère… C’est fort dommage pour tout le monde.

Pour conclure, je me sens en manque d’humanité. Comprenez-vous bien? C’est très grave, n’est-ce pas? Quelqu’un n’aurait-il pas ramassé par terre ma patience, ou au moins quelques lambeaux, pour vous la rapporter? Ah, comment ça, vous aussi, vous auriez besoin qu’on vous rapporte la vôtre?

 

Feuilles mortes flottant dans un bassin

 

Un texte inspiré par le FUNDBÜRO2 de Zürich, un projet à suivre absolument!